Cire Ba
- Il est des faits auxquels leur immédiate évidence confère une force
singulière et durable. Le Manifeste des 19 conserve, cinquante-six ans
après sa publication, un impact qui, non seulement ne s’est pas démenti,
mais s’est renforcé. Le texte fait plus que jamais sens et référence.
Devenu
flambeau et cri de ralliement, il renferme une démarche, une séquence
historique, un jalon de l’histoire politique de la Mauritanie. Jamais un
texte aura eu une telle portée emblématique. On sait à quel point le
regard rétrospectif peut se révéler un juge sévère. D’où vient qu’année
après année, la postérité s’est faite plus généreuse?
Le Manifeste est une réussite à de multiples égards
D’abord par la simplicité des mots voulus pour dire la réalité.
«Manifeste», il fallait y penser. Ni déclaration, ni résolution, ni
charte, ni appel…juste un manifeste. Un texte pour avertir, montrer et
donner à voir des faits évidents dans leur simplicité et leur vérité et
d’autres qui couvent sous les cendres.
La fortune d’un écrit ou d’une démarche n’est jamais acquise d’avance.
C’est le temps qui la consacre même si, en l’occurrence, il y avait de
multiples raisons à ce que ce texte là rencontre, non pas le succès,
expression subalterne en l’espèce, mais l’adhésion. Il y a d’abord le
profil des auteurs. Ils appartenaient à toutes les ethnies
négro-africaines ainsi qu'en témoignent leurs noms.
Issus de
l’élite négro-africaine, les rédacteurs du Manifeste avaient beaucoup à
perdre du fait de leur initiative. Et d’abord leur statut ou, pour être
trivial, leur place. Ils la perdirent effectivement. Leur liberté
par-dessus tout. Elle leur fut également confisquée. Ils étaient
ingénieurs, hauts fonctionnaires, enseignants. Ils étaient l‘ossature de
l’administration et savaient ce qui se tramait, ce qui était en vue et
ce qui risquait d’arriver.
En un mot, et le principal est là. Les faits leur ont donné raison. Le
jugement de l’histoire a suivi. Ils ont eu raison trop tôt. Ce qui est
difficilement pardonné. Ils ont compris très tôt que le fait déclencheur
de leur soutien au mouvement lycéen débuté le 4 janvier 1966,
l’introduction à la hussarde de la langue arabe dans l’enseignement du
second degré, ne pouvait simplement s’analyser en termes de réforme du
système éducatif.
Loin d’être anodin, le fait brut faisait date
C’était un jalon essentiel qui donnait le signal de ce qui se passe
aujourd’hui : une arabisation massive à vocation assimilatrice, une
politique discriminatoire par l’instrumentalisation d’une langue, la
promotion d’une identité culturelle et raciale unique, hégémonique voire
exclusive d’un pays pourtant multiculturel.
La force du Manifeste, c’est son actualité
Des phrases rédigées il y a cinquante-six ans et dont la résonance est
aujourd’hui telle qu’on n’a nul besoin de les revisiter. Tout y est.
Sous toutes ses formes, la politique d’effacement et d’invisibilisation
des Négro-africains de l’espace public est décrite dans ses mécanismes
et chiffres à l’appui. Le seul changement intervenu, à plus de cinq
décennies d’intervalle, tient à l’ampleur de ce qui est décrit et à son
caractère désormais systématique.
Parmi tant d’autres, un exemple montre la perspicace vigilance des
vigies de 1966. Et l’actualité leur donne raison au moment même où des
chevaux de retour nous vendent leur projet d’assimilation sous
l’emballage de l’islam, « notre religion commune».
Une
communauté qui, au passage n’a jamais fait obstacle ni au racisme, ni
aux injustices, ni aux pogroms, ni aux tortures ni aux déportations mais
qui réapparaît dès qu’il est question de transcription des langues
nationales, de l’emprise de l’arabe sur la scène nationale.
Plus
que jamais, les auteurs du Manifeste ont eu raison de dissocier ce qui,
en effet, doit l’être : l’appartenance à une religion et la préemption
de cette religion par un groupe dominant à des fins hégémoniques et
d’exclusion. Les auteurs du Manifeste avaient vu venir et avaient
annoncé les tenants d’une « politique de civilisation » ayant pour «
pilier fondamental le credo religieux».
Au « Vous êtes musulmans
donc devenez arabes » qui se murmurait en 1966, les rédacteurs du
Manifeste avaient répondu : musulmans mais pas arabes. C’était il y a
cinquante-six ans. Aujourd’hui, d’autres, assurés de leur victoire, ne
se contentent plus de murmurer. Ils ordonnent.
Le Manifeste des 19
Le 4 janvier 1966, les élèves noirs des lycées de Nouakchott ont
déclenché une grève qu’ils déclarent illimitée en vue de faire supprimer
la mesure rendant obligatoire la langue Arabe dans l’enseignement du
Second Degré.
Cette action énergique ne fait que révéler un malaise profond et
latent, car il est notoire que l’étude obligatoire de la langue Arabe
est pour les Noirs une oppression culturelle. Cette mesure constitue un
handicap certain à tous les examens pour les élèves Noirs qui, de façon
consciente ont toujours repoussé l’étude de la langue Arabe qu’ils
savent un frein à leur développement culturel et scientifique et contre
leurs intérêts.
C’est ainsi qu’au Lycée de Rosso, des élèves
Noirs ayant obtenu la moyenne dans l’ensemble des disciplines, ont eu à
redoubler pour n’avoir pas eu la moyenne en Arabe.
Il peut paraître étonnant qu’aucune voix ne se soit élevée parmi
l’élite et les Responsables Noirs, pour protester contre une décision
qui fausse déjà l’égalité des citoyens et cela dans un domaine aussi
essentiel que l’éducation.
C’est pourquoi, Nous citoyens mauritaniens à part entière soussignés,
déclarons appuyer fermement et sans réserve l’action des élèves. Nous
entendons dès cet instant reconsidérer les bases de la coexistence entre
communauté Noire et communauté Blanche ; car à l’heure actuelle, nous
assistons à l’accaparement total de tous les secteurs de la vie
nationale par l’ethnie maure.
A l’appui de cette thèse, voici
des faits patents qui révèlent la gravité de cette situation. Dès
l’accession de la Mauritanie à l’autonomie interne, le régime mis en
place s’empresse de créer le mythe d’une prétendue majorité à 80% Maure.
Le mythe du quart était né et règle depuis lors les dosages au niveau
de toutes les instances politiques et administratives.
C’est
ainsi qu’au Gouvernement, il y a deux Ministres Noirs sur 9, au Bureau
Politique National, trois Noirs sur 13 Membres, à l’Assemblée Nationale,
10 Députés Noirs sur 40. Ceci étant la vie politico – administrative ne
pouvait être que le fidèle reflet de la situation au sommet.
Il
est remarquable que les postes de Président de la République, Chef du
Gouvernement, de Ministre de la Défense Nationale, des Affaires
Etrangères, de Secrétariat Général aux Affaires Etrangères, de Ministre
de la Justice, de l’Intérieur, de Directeur de la Radiodiffusion, et des
Forces de Police, de Directeur de l’information, de Directeur de
l’enseignement, de Directeur Général du Plan, de la Fonction Publique et
de Président de la Cour Suprême, etc, sont concentrés selon une règle
inavouée mais systématique entre les mains de l’ethnie Maure.
Il est à constater par ailleurs que sur 12 Cercles du pays du pays, un
seul est placé sous la responsabilité d’un Administrateur Noir et sur
près de trente Subdivisons, 7 seulement sont sous la responsabilité de
fonctionnaires Noirs
que des cadres Noirs sous - employés végètent tandis que des
traîtres à la Nation, condamnés, se trouvent régulièrement engagés à des
postes de choix dans la fonction Publique.
Que dans la Mauritanie du Sud exclusivement Noire, tous les
Commandants de Cercles, les Chefs de Subdivision, les Chefs de Postes
Administratifs, les Commissaires de Police exception faite pour Rosso,
les Juges, les Chefs de Brigade de Gendarmerie, et même les Maires –
délégués sont tous maures.
que la présence dans cette partie du pays de ces détenteurs de
l’autorité se traduit par des actes infâmes d’’asservissement,
d’humiliation, d’oppression commis à l’endroit des populations Noires
honnêtes, loyales, courageuses et laborieuses.
Que leurs agissements par leur manque de respect pour les
traditions, mœurs, bien fonciers, valeurs spirituelles, sèment la
panique, la désolation et l’amertume parmi les populations Noires
exaspérées et au bord de la révolte.
L’exemple de Sass Ould Guig
à l’égard des Peulhs de Kaédi est assez édifiant : Ce responsable s’est
permis de faire arrêter, battre, torturer lâchement, humilier,
emprisonner de paisibles Peulhs dont le seul crime fut le désir de créer
une coopérative conformément aux nécessités de développement.
qu’à Rosso, un découpage administratif insidieux vient d’isoler et
de rattacher tout le canton de Tékane exclusivement Noir à la nouvelle
Subdivision de Rkiz exclusivement maure.
que quinze gendarmes Noirs valides viennent d’être mis prématurément à la retraite sans pension
que dans les rangs des goums de la garde nationale, de la
gendarmerie, de l’armée, de la police où naguère les Noirs dominaient en
nombre, la valeur et la vocation étant les seuls critères, la
proportion des Noirs de 90% qu’elle était, est retombée à près de 25%
que les Noirs arabisants ne se recrutent qu’à 10% parmi les
enseignants mauritaniens arabisants, parce que le régime ferme aux plus
doués d’entre eux les portes du succès ; aux examens, les commissions de
correction recrutées dans l’ethnie maure, veillent à ce qu’il en soit
ainsi
que le recrutement à l’Institut des Etudes Islamiques de Boutilimit accorde aux élèves Noirs 5% des effectifs
que les Noirs arabisants ne comptent aucun Inspecteur primaire
arabisant alors qu’ils disposent de cadres au moins, aussi instruits,
aussi cultivés et aussi capables que les cadres maures arabisants
que les cinquante bourses mises à la disposition de la Mauritanie
par le Koweït, reparties sans l’avis d’aucune commission, sept seulement
furent attribuées aux candidats Noirs
que le régime a toujours travaillé pour qu’à l’extérieur, la Mauritanie apparaisse comme un pays essentiellement maure
dans cette optique, le Chef de l’Etat lui-même prend soin de
toujours souligner à l’extérieur « que la Mauritanie en majorité arabe
compte une minorité d’origine africaine (discours de Bizerte) » comme si
cette prétendue minorité était là par accident de l’histoire, alors que
l’accident de l’histoire ce sont bien les invasions berbères
qu’à Nouakchott où les citoyens Noirs sont au moins aussi nombreux
que les maures, le Conseil Municipal compte quatre Noirs sur vingt deux
membres
Il est à souligner par ailleurs que simultanément au désir exprimé par
les maures de voir officialiser la langue Arabe, la communauté Noire
exige que lui soient consenties des garanties concrètes et absolues
contre toute assimilation que les responsabilités nationales soient
partagées et que la Constitution soit révisée dans un sens fédéral
(Congrès 1961 et 1963).
Mais le régime politique en place, peu
après avoir muselé certains porte – paroles Noirs, s’est ménagé
l’officialisation de la langue Arabe dont la première étape est cette
mesure rendant l’Arabe obligatoire dans le Premier et le Second Degrés,
cependant qu’il étouffe les revendications fondamentales de la
Communauté Noire.
Les maures savent qu’avec l’arabisation à outrance, le pays va à
l’échec, mais ils y tiennent tout de même, animés qu’ils sont par un
complexe d’infériorité devant la supériorité qualitative et quantitative
des cadres Noirs, et poussés par le désir ardent de couper la
communauté noire de l’ensemble négro – africain et à réaliser ainsi
l’assimilation des Noirs à leur mode de vie et de penser.
Ainsi le bilinguisme n’est qu’une trahison à l’endroit des Noirs, car il
tend à les écarter de l’ensemble des affaires de l’Etat.
Toute cette situation se traduit par un marasme général qui affecte tous
les rapports entre citoyens Noirs et maures. En effet, la jeunesse du
pays, future relève, se trouve profondément divisée : A Dakar, à Paris,
au Caire et dans les autres centres universitaires, les groupes
d’étudiants Noirs et groupes d’étudiants maures sont à couteaux tirés ;
dans tous les établissements du Second Degré, la scission est consommée
entre élèves Noirs et élèves maures.
Considérant que les membres de la communauté noire sont irréversiblement
engagés à recouvrer intégralement leur liberté et leur dignité, à
choisir librement une culture et un mode de vie conformes à leur
civilisation négro – africaine, à leurs aspirations au progrès, au
développement harmonieux de l’homme, et convaincus que l’obstination du
régime dans sa politique aboutira fatalement au chaos et à la guerre
civile,
Nous, soussignés,
- Déclarons être hostiles à la mesure rendant l’arabe obligatoire dans les enseignements primaires et secondaires
Engageons le combat pour détruire toute tentative d’oppression culturelle et pour barrer la route à l’arabisation à outrance
Exigeons l’abrogation pure et simple des dispositions des Lois
65.025 et 65.026 du 30 janvier 1965 rendant l’arabe obligatoire dans les
1er et 2nd degrés et qui ne tiennent aucunement compte des réalités
Mauritaniennes
Rejetons un bilinguisme qui n’est qu’une supercherie, une trahison
permettant d’écarter les citoyens Noirs de toutes les affaires de l’Etat
Dénonçons la discrimination raciale, l’illégalité, l’injustice et l’arbitraire que pratique le régime en place
Dénonçons toute confusion visant à noyer un problème à tendance politique (Arabe) sous l’optique religieux (Islam)
Nions l’existence d’une majorité maure car les proportions
proclamées sont fabriquées pour soutenir le régime dans l’application
intégrale de sa politique de médiocrité déjà entamée à l’endroit de la
communauté noire
Exigeons le remplacement immédiat de tous les Commandants de
Cercles, et Adjoints, des Chefs de Subdivisions, des Chefs de postes
administratifs, des Commissaires de Police, des Commandants de
Gendarmerie, des Juges et Maires – délégués, tous maures, se trouvant
dans la Mauritanie du Sud par des Administrateurs et fonctionnaires
Noirs, seuls soucieux du développement de cette partie du pays et
respectueux des populations et de toutes leurs valeurs
Exigeons le placement immédiat de tous les cadres noirs sous
employés dans les situations conformes à leurs diplômes et références
Sommes prêts à rencontrer le Président de la République, le Président de
l’Assemblée Nationale, le Président du Groupe Parlementaire
Mettons en garde tout responsable Noir contre une éventuelle prise de
position susceptible de léser les intérêts de la communauté noire
Jurons sur notre honneur de ne jamais transiger ni avec le devoir,
ni avec la conscience, de ne jamais nous départir de nos positions
justes et honnêtes, de nous maintenir dans ces positions jusqu'à la
disparition totale de toute tyrannie, domination et oppression exercées
sur la Communauté noire et jusqu'à ce que tout citoyen noir vive libre,
digne et heureux en Mauritanie.
Les 19 signataires :
Ba Abdoul Aziz, Magistrat
Ba Ibrahima, Ingénieur géomètre
Ba Mohamed Abdallahi, Instituteur
Bal Mohamed El Habib, Ingénieur des Eaux et Forêts
Daffa Bakary, Ingénieur des TP
Diop Abdoul Bocar, Commis comptable
Diop Mamadou Amadou, Professeur
Kane Bouna, Instituteur
Koïta Fodié, ingénieur des TP et bâtiments
Seck Demba, Instituteur
Sow Abdoulaye, Inspecteur de Trésor
Sy Abdoul Idy, Statisticien
Sy Satigui Oumar Hamady, Instituteur
Traoré Souleymane dit Jiddou, Instituteur
Bal Mohamed El Bachir, Administrateur
Ba Aly Kalidou, Inspecteur de Trésor
Ba Mamadou Nalla, Instituteur
Traoré Djibril, Instituteur
Coulibaly Bakary, Instituteur
De droite à gauche : Bal Mohamed El Habib dit Doudou, Ba Abdoul Aziz dit
Zeus, Sy Satigui Oumar Hamady, Ba Aly Kalidou et Sy Abdoul Idy dit
Mamaye. Ici en détention à Nbeyka en février 1966. Photo : archives
Tenguella Ba. Diffusion : Ciré Ba et Boubacar Diagana.
Réhabilitons les 19 visionnaires. Célébrons ceux qui sont en vie, à
notre connaissance : Demba Seck, Sy Satigui Oumar Hamady, Ba Mohamed
Abdallahi, Ba Aly Kalidou. Prions pour les disparus. Célébrons le comité
de soutien aux 19. Ils étaient une cinquantaine de fonctionnaires.
Boubacar Diagana et Ciré Ba – Paris, le 11 février 2022